"Il y a pire que toi ailleurs" : ces mots qui tuent en silence
- Dorlie Kabieni

- 31 juil.
- 4 min de lecture
Y a plus grave ailleurs, alors ressaisis-toi, pense à ceux qui souffrent et dis merci de la chance que tu as, cultive la résilience.
Et si on parlait aujourd’hui de ces fausses phrases de motivation qui nous enfoncent encore plus que nous ne le sommes dans le trou ? On a tendance à croire que la souffrance est simplement matérielle, que parce qu’on a un toit sur la tête, de l’eau chaude qui sort du robinet, on doit penser aux gens en Afrique.
Et c’est ça, l’ironie : c’est qu’on a mis sur la souffrance, la misère, le visage noir d’une Afrique où seuls les bidonvilles et la crise alimentaire suscitent tellement la pitié qu’on trouve courageux d’éviter sa propre souffrance en pensant à ceux qui ont moins que nous.
Mais pourtant, notre souffrance, malgré la lumière chez nous, l’écran téléviseur dernier cri, elle nous regarde, nous défie, nous affronte, nous tient tête. Elle est si tenace que, dès le matin, elle nous retient au lit, nous diminue.
On a beau penser que la souffrance est matérielle, mais non, elle résiste. Suffit-il de se dire "il y a pire que moi" pour que notre souffrance disparaisse ? Et si on commençait justement à se dire qu’aucune souffrance ne se vaut ?
Et que toute souffrance est à considérer, car c’est de l’exclusion, du manque d’écoute, de l’isolement que naît cette phrase : "Arrête de te plaindre, tu as au moins ça." C’est finalement renvoyer l’autre à son mal-être, en plus de le faire culpabiliser d’être mal.
La souffrance psychique est souvent mise de côté, et ça nous a coûté des amis, des connaissances. Je me souviens, adolescente, j’avais un ami qui se plaignait souvent d’être mal, si bien qu’il nous disait qu’il avait envie de mourir, et qu’un jour il se tuerait. Nous avions 16 ans, et nous nous disions : "Mais non, il vit bien chez lui, dans une famille aimante, il a tout ce qu’il faut." Alors que nous prenions les transports en commun, lui se faisait déposer par ses parents, avait de belles pompes… alors de quoi souffrait-il ? Nous nous en moquions certes, pas méchamment mais sans le prendre au sérieux.
Et un jour, nous avons appris qu’il s’était pendu. Oui, il nous l’avait dit : qu’il se tuerait.
Voilà. Dire aux gens qu’il y a pire qu’eux, c’est peut-être violent à dire, mais c’est les tuer, les pousser dans une tombe. Chacun a sa misère, et aucune souffrance n’est à négliger. La souffrance mentale, ce n’est pas de la démence. C’est de la dépression. Parfois silencieuse, sourde. Mais là. Aujourd’hui, je me dis qu’on aurait pu le sauver, mon ami de 17 ans. À jamais, je te pleure. Le cœur meurtri. Tu aurais mérité qu’on t’écoute, simplement. Ils sont combien comme ça, qui ne sont pas écoutés ? Dire à quelqu’un qu’il y a pire que lui ne le soulage pas. Ne pas l’écouter, c’est le museler. C’est lui mettre une camisole sur le corps et le laisser dépérir.
Je pense qu’on est dans une société où on n’a plus le temps, où tout va trop vite, et où il est plus facile de balancer ce genre de phrases que d’écouter. Il y a aussi cette idée que quelqu’un qui souffre nous rassure sur notre propre vie : on a l’impression que c’est "moins pire" pour nous. Et on a tous déjà expérimenté ce sentiment : quand on va mal, voir les autres aussi mal peut nous soulager, car on se dit qu’on n’est pas les seuls à galérer.
Pour déconstruire ces phrases, il faut justement prendre le temps. Savoir le donner. Les signes d’un mal-être sont parfois simples à détecter. La dépression, ce n’est pas forcément rester couché dans son lit. Elle peut se manifester par de l’aigreur aiguisée, une personne aigrie qui va mal, qui critique tout, qui est sombre : ça peut être de la dépression. Surtout quand la personne n’était pas comme ça avant, ou pas autant.
Le manque de sommeil chronique, un corps qui lâche, des maladies à répétition… il faut prendre le temps d’écouter les gens. Je me rends compte qu’on connaît tous quelqu’un qui s’est suicidé, tous autant que nous sommes. Et je me dis que c’est fou, mais quel gâchis. J’en pleure.
Je pense à mon grand-père Eugène. Je me suis dit : il s’est laissé mourir. De la dépression. Et parfois, ça va si vite : la perte de poids, la perte de mobilité, parce qu’on ne veut plus se lever, et tout s’enchaîne. Ça, c’était de la vraie dépression. Il le verbalisait : "Je veux mourir. Seigneur, prends-moi." Et croyez-moi, ça contamine. On a un rapport à la mort différent quand, enfant, vous entendez des membres de votre famille dire qu’ils veulent se tuer. Vous l’intégrez. Ça vous habite, ça vous transperce.
Alors non, ils ne font pas exprès. Ce n’est pas parce qu’il y a la misère dans le monde qu’on n’a pas le droit de souffrir. Chacun a sa propre misère, et il faut la respecter. Il faut aider les autres plutôt que de les renvoyer à leur propre souffrance par des phrases bidon.
Alors je dis non. On peut vivre dans un château et être malheureux, et être heureux en Afrique. Car même avec très peu, je l’ai vu moi : des enfants jouer au ballon en Afrique, avec un ballon fabriqué et des filets de moustiquaire pour faire office de filet de but. Et ils avaient une force en eux… si enviable. Le bonheur n’est pas une question de matériel, mais de psychique.
Ce n’est pas parce que les gens en Afrique ont très peu pour vivre qu’ils sont malheureux. Ils ont appris à cultiver leur propre résilience pour faire avec ce qu’ils ont. Donc dire "faut penser aux gens en Afrique", c’est erroné si on dit ça juste pour se convaincre qu’il y a plus pauvre que soi.
Je peux entendre qu’on essaie d’inciter à la résilience en disant cela… mais encore une fois : aucun bonheur ne se vaut, aucune souffrance ne se hiérarchise. Chacun a son chemin vers le mieux. Il faut apprendre à se comprendre, à communiquer, à éviter l’isolement, et à déconstruire ces phrases toutes faites qui tuent.
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